Navigation |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
"Lettres persanes" , lettre 30, Montesquieu
RICA AU MEME.
A Smyrne.
Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel: vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres; si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait. Si j'étais aux spectacles, je voyais aussitôt cent lorgnettes dressées contre ma figure: enfin jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux: Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. Chose admirable! Je trouvais de mes portraits partout; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.
Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à la charge: je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare; et quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique; car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche; mais, si quelqu'un par hasard apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement: " Ah! ah! monsieur est Persan? C'est une chose bien extraordinaire! Comment peut-on être Persan? "
A Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712
Introduction :
Montesquieu est un philosophe du XVIIIeme , réformateur mais pas révolutionnaire . C'est un aristocrate parlementaire à Bordeaux , à l'esprit européen .Il veut limiter le pouvoir central de Versailles en augmentant celui des provinces . En 1721 il écrit les "lettres persannes" , un recueil de lettres (= recueil épistolaire) entre Rica et Ibben au cours d'un voyage à Paris .
Rica est un personnage d'origine persanne en visite à Versailles , qui correspond avec Ibben , son ami resté en Asie . Il y a un décalage entre l'Orient et l'Occident : En effet l'exotisme est une mode littéraire du XVIIIeme siècle ; les écrivains dépaysent le lecteur afin de lui donner un point de vue exterieur , et de le faire réléchir sur son propre pays .
Ici , Rica fait semblant d'être naif et décrit la monarchie de l'éxterieur et utilise le discours indirect , ce qui lui permet de critiquer la monarchie et la religion tout en évitant la censure en jouant sur la distance entre Rica et Versailles. Il utilise l'ironie , la polémiqe et la satyre .Nous étudierons d'abord la puissance des apparences puis leur chute .
Commentaire :
I) La puissance des apparences
Rica décrit avec beaucoup d'attention le regard des parisiens sur lui. Ces regards augmentent tout au long du premier paragraphe et débordent même sur le second .Il y a un crescendo dans le vocabulaire utilisé pour décrire ces regards . "la curiosité [...] jusqu'à l'extravagance" : cette phrase sert d'introduction à la lettre car elle décrit un comportement collectif en utilisant le présent d'habitude qui va jusqu'à la vérité générale .
A la ligne 1 c'est l'auteur qui parle , c'est une vérité générale , puis à la ligne 2 , c'est Rica qui raconte une anecdote . Il devient un point de mire , il est dévisagé , subit l'action des parisiens . C'est pourquoi on a 3 conjugaisons au passif "je fus regardé" , "j'avais été envoyé" et "jamais homme n'a été autant vu que moi" . Ces 3 passifs montrent aussi le caractère inexplicable des parisiens . Le champs lexical de la vue est aussi développé "regarder" , " voir" "lorgnettes" "portraits". Le thème du regard devient donc obsédant. Rica se trouve encerclé par les parisiens .
"[...] un cercle se former autour de moi" " les femmes [...] m'entouraient" " 100 lorgnettes contre ma figure" .Rica est l'emblême de l'Orient à Paris. Rica fait semblant de ne pas comprendre la situation , il pratique l'autodérision ce qui lui permet alors de critiquer les parisiens . Il les trouve superficiels et leur reproche de juger sur les apparences , notamment vestimentaire . Comme pour la lettre 24 , Montesquieu met en scène un faux naïf pour pouvoir critiquer le pouvoir tout en évitant la censure.
Pour Montesquieu , l'habit ne fait pas le moine . "Les habitants de Paris" désignent surtout les courtisans de Versailles . Le costume est un déguisement social , une culture des apparences , du paraître. C'est le contraire de l'identité personnelle profonde de chaque être humain . A force d'être regardé , Rica est dénaturé par les Parisiens mais ce sont eux qui finissent par se ridiculiser dans l'esprit de l'auteur . " comme si j'avais été envoyé du ciel" : Rica s'identifie au Christ et à sa venue sur terre d'où le caractère polémique de la lettre contre l'église et le pouvoir.
II)La chute des apparences
L'ironie de l'auteur se manifeste aussi dans certaines expressions "je ne me croyais pas un homme si curieux , si rare" , "quoique j'aie très bonne opinion de moi" . Il s'agit d'un vocabulaire de supériorité, de préciosité . Rica se met en scène comme s'il égalait Paris à lui tout seul , mais en réalité il n'est pas dupe de lui même . Il a une apparence mégalomane ( imbu de lui même ) et brutalement dans la seconde partie du texte le changement de costume ressemble à une révolution tragique . La vérité semble cruelle mais on est dans l'illusion , dans la mise en scène ."ce que je valais réellement" , "je me vis apprécié au plus juste" .Rica se remet en question , il va même jusqu'à se plaindre , il y a un changement de vocabulaire. C'est une marque d'autodérision, une mise en scène de sa fausse naïveté . On passe de "attention et estime publique" à "néant affreux" . Il y a un effondrement , une révélation de l'identité profonde de Rica . Il était regardé non pas pour son esprit , son caractère ou ses qualités , mais seulement pour son costume persan. Montesquieu dénonce implicitement les courtisans qui jugent sur les apparences. Avec le changement de costume, les Parisiens ne le regardent plus, Rica fait semblant de désespérer . On passe brutalement du paraître à l'être . Quand il est habillé en Européen , il perd son intérêt , son caractère spécifique . Montesquieu se demande si Rica est Persan dans son esprit ou dans les yeux des Parisiens .
Conclusion
Dans ce texte , nous avons d'abord étudié la puissance de l'apparence de Rica sur les Parisiens. Tous le regardent et l'entourent , Rica se demande pourquoi. Il fait semblant de ne pas comprendre mais il s'agit d'un simulâcre, une autodérision. L'auteur reproche aux parisiens et aux courtisants de Versailles de juger sur les apparences. Nous avons ensuite étudié la chute des apparences . Lorsque Rica change de tenue vestimentaire il n'est plus considéré comme Persan par les habitants. Il existait uniquement par le regard des gens et sans ce regard il n'existe plus. Il éprouve une crise d'identité et passe brutalement du paraître à l'être. De là on a l'interrogation politique de Montesquieu et des philosophes : Rica est-il Persan par ses sentiments , son vécu son origine ou par le regard des parisiens sur lui ? Pour les philosophes les valeurs universelles dépassent les valeurs nationales .
|
|
|
|
|
|
|
3944 visiteurs (8305 hits) sont venus sur ce site |
|
|
|
|
|
|
|