"Lettres persannes" , lettre 24 , Montesquieu

RICA A IBBEN

A Smyrne.

Le roi de France est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point de mines d'or comme le roi d'Espagne son voisin; mais il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n'ayant d'autres fonds que des titres d'honneur à vendre, et, par un prodige de l'orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées.
D'ailleurs ce roi est un grand magicien: il exerce son empire sur l'esprit même de ses sujets; il les fait penser comme il veut. S'il n'a qu'un million d'écus dans son trésor, et qu'il en ait besoin de deux, il n'a qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux, et ils le croient. S'il a une guerre difficile à soutenir, et qu'il n'ait point d'argent, il n'a qu'à leur mettre dans la tête qu'un morceau de papier est de l'argent, et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même jusqu'à leur faire croire qu'il les guérit de toutes sortes de maux en les touchant, tant est grande la force et la puissance qu'il a sur les esprits.
Ce que je te dis de ce prince ne doit pas t'étonner: il y a un autre magicien plus fort que lui, qui n'est pas moins maître de son esprit qu'il l'est lui-même de celui des autres. Ce magicien s'appelle le pape . Tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu'un, que le pain qu'on mange n'est pas du pain, ou que le vin qu'on boit n'est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce.
J'ai ouï raconter du roi des choses qui tiennent du prodige, et je ne doute pas que tu ne balances à les croire.
On dit que, pendant qu'il faisait la guerre à ses voisins, qui s'étaient tous ligués contre lui, il avait dans son royaume un nombre innombrable d'ennemis invisibles qui l'entouraient. On ajoute qu'il les a cherchés pendant plus de trente ans, et que, malgré les soins infatigables de certains dervis qui ont sa confiance, il n'en a pu trouver un seul. Ils vivent avec lui: ils sont à sa cour, dans sa capitale, dans ses troupes, dans ses tribunaux; et cependant on dit qu'il aura le chagrin de mourir sans les avoir trouvés. On dirait qu'ils existent en général, et qu'ils ne sont plus rien en particulier: c'est un corps, mais point de membres. Sans doute que le ciel veut punir ce prince de n'avoir pas été assez modéré envers les ennemis qu'il a vaincus, puisqu'il lui en donne d'invisibles, et dont le génie et le destin sont au-dessus du sien.

 De Paris, le 4 de la lune de Rebiab 2, 1712.

Introduction :

Montesquieu est un philosophe du XVIIIeme , réformateur mais pas révolutionnaire . C'est un aristocrate parlementaire à Bordeaux , à l'esprit européen .Il veut limiter le pouvoir central de Versailles en augmentant celui des provinces . En 1721 il écrit les "lettres persannes" , un recueil de lettres (= recueil épistolaire) entre Rica et Ibben au cours d'un voyage à Paris .
Rica est un personnage d'origine persanne en visite à Versailles , qui correspond avec Ibben , son ami resté en Asie . Il y a un décalage entre l'Orient et l'Occident : En effet l'exotisme est une mode littéraire du XVIIIeme siècle ; les écrivains dépaysent le lecteur afin de lui donner un point de vue exterieur , et de le faire réfléchir sur son propre pays .
Ici , Rica fait semblant d'être naif et décrit la monarchie de l'éxterieur et utilise le discours indirect , ce qui lui permet de critiquer la monarchie et la religion tout en évitant la censure en jouant sur la distance entre Rica et le roi. Il utilise l'ironie , la polémiqe et la satyre. Nous étudierons d'abord la critique politique puis la critique religieuse .

Commentaire :

I)La critique politique :

Dans cette lettre , Montesquieu critique le pouvoir du roi : il est irrationnel "c'est le plus puissant mais il n'a point de mines d'or ". On peut alors se demander d'où lui vient son pouvoir ? Il s'agit en fait d'un pouvoir artificiel , "il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets" , les titres d'honneur en sont un bon exemple . Le roi peut donc tout, en ne possédant rien .  Montesquieu se moque du faste ( apparences exagérées ) royal. Le roi est un prestidigitateur (illusionniste) tant sur le plan financier (les finances du royaume sont ruinées à cause des guerres mais il fait "apparaître" de l'argent , ce qui provoque de l'inflation ) "un écu en vaut deux"  que sanitaire (il guérit les gens rien qu'en les touchant ) . Plus il donne de détails sur la "cour" , plus il la ridiculise . "n'ayant d'autres fonds" ,"Il n'a qu'à leur persuader" , "il n'a qu'à leur mettre dans la tête" : Ce sont des négations restrictives qui insistent sur la facilité et la rapidité avec laquelle le roi manipule ses sujets .

II) La critique religieuse :

Montesquieu se moque du rituel catholique , il fait perdre à la religion son caractère sacré :
Rica fait semblant de confondre le Père, le Fils et Saint Esprit pour se moquer des mystères de la Trinité , puis il se moque de l'eucharistie ( le pain et le vin seraient le corps et le sang de Jésus ). Il critique aussi le "droit divin" qu'aurait Louis XIV (son pouvoir est magique , irrationnel ) . On a un texte polémique , politique contre le roi puis le pape . Il y a une montée en puissance de la critique philosophique . Rica est un faux naïf , il progresse dans son raisonnement avec des hésitations apparentes . Il s'étonne de tout mais sait s'arrêter pour laisser le lecteur réfléchir . Il fait aussi allusion aux conflits religieux entre les jésuites et les jansénistes (voir objet 1) .

Conclusion

Nous avons étudié la critique politique , où Montesquieu se moque du faste royal , de la vanité de certains sujets de la cour et du pouvoir artificiel du roi , notamment des titres d'honneur . Il fait aussi des critiques religieuses , tant sur le droit divin de Louis XIV que sur les mystères de la Trinité et sur l'eucharistie .
Nous avons ensuite étudié le problème de la censure en expliquant que Montesquieu a été obligé d'écrire à travers un personnage étranger , qui voit ceci de l'extérieur , pour faire réfléchir le lecteur sur son pays tout en évitant la censure .